Fin du chapitre de Pointe-Claire: M. West

De tous les clients que j’ai eu comme pharmacien, Edward West est celui qui m’a le plus intrigué. Venu d’Autriche avec Irene, il y a bien longtemps, il avait été courtier d’assurances et était à la retraite quand il est entré pour la première fois dans la pharmacie du village.


Il portait ce grand manteau vert forêt, un de ces manteaux que beaucoup d’autrichiens portent (ce n’était pas un de ces Loden jackets me dit Irene) et qui m’avaient marqué lorsque j’étais allé rejoindre Sylvie à Salzbourg en 79. Avec son chapeau, ses bretelles, il était resté debout, immobile, presque une demie-heure à m’observer, sans dire un mot. Puis, il avait dit: «What are you doing being a pharmacist ? You are someone who could do so many things!» «Genau» que je lui avait répondu!


Il pouvait expliquer la provenance exacte et la raison pour laquelle il portait chaque vêtement, chaque produit qu’il achetait et où il achetait tout ce qu’il mangeait. C’est lui qui m’a fait connaître les produits naturels Sisu que je commandais pour lui.


Avec le temps il est devenu mon ami. Et parce qu’il n’avait pas confiance à Internet, je lui achetais ses disques et ses livres sur Amazon. Il fallait être certain de la version et de la cie d’enregistrement. J’ai déjà dû retourner un Django Reinhardt chez Amazon…et m’expliquer ?


À chaque fois qu’il venait à la pharmacie, et que Laurent L.Simard y travaillait, il lui disait qu’il devait voyager, voir du pays, rencontrer des gens. Quand Laurent est parti faire St-Jacques-de-Compostelle, on aurait dit qu’il était son père tellement il était content.


Il était d’une intelligence désarmante et d’une grande candeur. Un jour, il m’avait décrit la greffe du rein qu’il avait subie en Autriche aux mains d’un éminent chirurgien. Pour éviter le rejet, à chaque mois, il renouvelait sa provision de cyclosporine, sa prednisone, et ses autres médicaments avec une synchronisation impeccable.
Souvent, Irene m’appelait à la pharmacie pour me dire de lui dire que le dîner était prêt et d’arrêter de jaser.
Il me disait toujours que c’était sa dernière année à vivre et je lui répondais qu’il était beaucoup trop en forme pour que ce soit le cas. Puis, un jour que j’étais à la pharmacie, il m’a téléphoné d’un centre de soins palliatifs et avec une voix changée, me demandait de venir le voir. Je suis arrivé trop tard. Mais Irene m’a dit que notre conversation lui avait fait du bien.


Après quelques semaines, Irene est venue à la pharmacie avec deux grands sacs d’épicerie contenant une année complète de boîtes de cyclosporine qui n’avaient jamais été entamées et qu’elle avait trouvées au fond de son placard. Edward avait décidé que ce serait sa dernière année. Mais pour éviter de m’inquiéter et pour m’encourager, il avait continuer à renouveler son médicament comme si de rien n’était.


Auf Wiedersehen Herr West. xx