Jean-Pierre est le magicien du bois, un artiste au grand cœur et un passionné de l’ouvrage bien faite.

Ici, un extrait du mémoire de maîtrise de Mathieu Parent qui s’intitule:

LA VIE ET LES SAVOIRS ARTISANAUX ET TRADITIONNELS EN CONSTRUCTION NAVALE AU QUÉBEC Rencontres avec des artisans
de la Vallée du St-Laurent

Jean-Pierre Fournel


« Moi j’viens d’une autre génération. Apprendre à s’amuser, on n‟apprenait pas ça. » « Pour être artisan, il faut de la passion
et de la patience. »


Parcours et pratique


Jean-Pierre est un artisan d’expérience qui habite et travaille à Verchère. En 2011, il a eu 55 ans. Il vit de la réparation de bateau et en vit très bien. Il en est fier. Il construit, mais surtout répare, rénove et restaure des bateaux de bois destinés principalement pour la plaisance : des voiliers, bateaux de plaisance ou des embarcations anciennement utilisées pour la pêche, mais aussi des bateaux de service, utilisés pour se réunir et discuter affaires.50 Il pratique ce métier depuis une trentaine d‟années. Son père a été lui-même artisan, mais dans la confection de vêtements en contexte manufacturier. Il possédait une manufacture et faisait des « dessins de mode ». Une pratique auquel Jean-Pierre a goûté en suivant des cours. Ce qui l‟aurait aidé dans son cheminement.


50 C‟est le cas du Django, construit en 1928 : un bateau sur lequel le capitaine est isolé des passagers. Bateau que M. Bourgie, homme d‟affaires québécois, a fait restaurer par l‟artisan.
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Jean-Pierre à côté du Django

«Les coupes, les courbes» qui sont présentes dans la conception de patrons, la découpe et l‟agencement des tissus le sont aussi dans la construction navale.


Quand il débutait dans le métier, c‟était l‟âge du « rebirth » du bateau de bois dans les années 80. Auparavant, ces bateaux passaient encore souvent pour des « bateaux de pauvres ». C‟est la découverte de curieux bateaux abandonnés « à vendre » et « pour pas cher » qui a suscité l‟intérêt de Jean-Pierre. L‟artisan a acheté un bateau et a commencé à le réparer. Son affection et sa passion naissante l‟ont amené à se rendre St-Paul-de-l‟Île-aux-Noix pour apprendre la construction navale artisanale auprès de quelqu‟un qui faisait des copies depuis 25 ans. Ensuite, pour aller plus loin, il a suivi des formations aux États-Unis, à Kennebunkport, où il est lui-même devenu formateur. Il se découvrait un talent apprécié par les gens qui le connaissaient.

Les écoles de construction artisanale commençaient alors à connaître un certain engouement aux États-Unis.51 C‟est là qu‟il a connu l‟eau, comme il l‟explique : « J’ai connu l’eau quand j’suis allé aux États-Unis. Quand j‟suis allez étudier aux É.-Unis, j’ai vécu sur le bord de l’océan pendant trois ans.» Si ce passage en contexte d‟apprentissage et d‟enseignement formalisé a été marquant, l‟artisan conçoit quand même la réalité de l‟évolution de sa pratique comme un processus d‟apprentissage continu. « On apprend continuellement. » me dit-il. Les livres et diverses revues telles que Woodenboat52 et Chasse-Marée53 jouent en ce sens un rôle important de médiateurs de savoirs.


Pour sa part, l‟artisan contribue toujours à faire circuler des savoirs par le prêt d‟ouvrages de références, la disposition à agir comme conseiller ou consultant et par la vente de produits et de plans. Il fait de la consultation verbale et me signale être toujours en lien avec au moins une personne qui se construit un bateau à divers endroits sur le territoire. Beaucoup de pêcheurs et chasseurs consultent Jean-Pierre pour des projets de construction amateurs. Le bateau rejoint toutes les sphères du monde, les pauvres et les riches, aux yeux de Jean-Pierre. Celui-ci met volontiers à profit
51 Son école était de facture modeste. « L’école y’a trente-cinq ans, c’était une grange. » La construction artisanale commençait un certain essor. En 1979 il y en avait trois dans la région qu‟il a fréquenté, maintenant il y en a 25.


52 Woodenboat est une revue américaine basée au Maine, publiée depuis 1974. Cette publication est destinée aux constructeurs et réparateurs de bateaux de bois et aborde les techniques émergentes et les méthodes traditionnelles en design, construction et réparation.
53 Chasse-Marée est une revue maritime française basée en Bretagne, publiée depuis une trentaine d‟années, qui vise à dire la vie des marins des sept mers du monde pour la défense du patrimoine maritime et fluvial.
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son réseau en fournissant des noms de gens qui ont fabriqué à des gens qui veulent construire. En plus d‟avoir donné des cours à Kenebunkport, il a donné des cours à Verchères sur la construction d‟une chaloupe selon des méthodes traditionnelles et en utilisant, à l‟occasion, des matériaux modernes. « Le cours de construction était de construire à partir d’une pile de bois brut et d’un plan d‟une chaloupe entièrement terminée et mise à l’eau. » (Entretien libre avec Roger Boyer 2013).

De façon générale, il manifeste une grande ouverture à la communication de ses connaissances. Ayant acquis une maîtrise dans sa pratique, Jean-Pierre est bien outillé pour aider les autres. « Faut pas avoir peur de dire nos connaissances ! Faut pas avoir peur de dire notre patrimoine ! » affirme-t-il. Une disposition possiblement favorisée par l‟atteinte d‟une certaine maîtrise et une absence de sentiment de compétition. « J’maîtrise bien mon art. J’me sens pas en compétition avec personne. » dit Jean-Pierre.


Lorsque je suis allé lui rendre visite, il était accompagné de trois personnes : Justin Côté, sa compagne Marilou Desbois (son nom d’artisane) et Jonathan Turcotte, avec qui il partage connaissances et responsabilités. Une équipe qui travaille principalement sur des bateaux généralement âgés d‟une cinquantaine d‟années, plusieurs bateaux du style Chris Craft, surtout des bateaux de plaisance. Les personnes qui composent la « clientèle » faisant appel à Jean-Pierre et son équipe sont principalement des « baby- boomers » qui « après avoir travaillé toute leur vie, décident de se faire plaisir. » Une part majeure de ces personnes provient de milieux urbains. Des gens qui ont reporté le temps de se faire plaisir après le travail et qui veulent maintenant faire place à autre-chose dans leur vie. Des personnes auprès desquelles, d‟une certaine façon, il se reconnaît, lui qui vient d’une génération où, dit-il : « Apprendre à s’amuser, on n‟apprenait pas ça. »


Avec eux, il commence par déterminer les besoins. Pour lui et son équipe « le client a toujours tord.» «On fait pas un bateau parce qu’y est beau.» Les personnes qui réclament son savoir-faire doivent aussi être certaines d‟en avoir les moyens. « On s’embarque pas dans des projets qu’on ne fera pas d’argent ou qu’on va payer pour faire le travail. » Les « clients » fournissent les moyens pour sauver le patrimoine et les artisans fournissent les savoirs. Mais par-delà les moyens, l‟artisan insiste sur le respect que les personnes doivent manifester pour le travail artisanal et ses fruits. Lui et son équipe ont donc plutôt tendance à « faire peur au monde », au lieu « d’essayer de les
79 hypnotiser ». Les gens de Vexcel (nom de l‟atelier) n‟agissent pas comme des vendeurs. « Nous autres on se sent responsable. La parole est importante. » Leur travail d‟artisans exige une maîtrise qui vient avec l‟expérience. Des travaux ou projets se présentent et il faut savoir par exemple si « on est en mesure de maîtriser la matière ».


Comme tous les autres artisans, Jean-Pierre travaille aussi sur des pièces uniques. Son travail demeure influencé par la demande. Il serait bien enclin à construire du neuf, mais les gens qui le sollicitent choisissent de restaurer l‟ancien même si cela demande jusqu‟à « deux fois plus de temps » et coûte plus cher. Vraisemblablement, les choses anciennes sont porteuses de choses avec lesquelles les gens aiment être en relations. Leur histoire et leur nature médiatrice ont une « valeur » et constituent un attrait de la remise au monde des productions anciennes et à connotation patrimoniale.


Jean-Pierre cherche donc autant que possible à respecter les techniques de fabrication originales dans son travail (ex. : bordage à clins, stripplanking, W.E.S.T. 54, champ sur champ) (voir annexe 9). Par exemple, il choisira idéalement les essences de bois originales dans ses travaux sur d‟anciennes constructions. Nonobstant, des techniques assez récentes comme la technique W.E.S.T. seront parfois choisies pour permettre à des embarcations d‟acquérir des attributs nouveaux. De façon générale, les outils et méthodes actuelles permettent d‟augmenter la durée de vie des embarcations, quel que soit la technique de construction utilisée. L‟artisan procède en ce sens souvent à des modifications de manière à ce que ses ouvrages répondent à des exigences nouvelles ou que l‟embarcation acquière une nouvelle facture visuelle. La vue, mais aussi le touché, ont une grande importance dans l‟évaluation et l‟orientation de son travail.


Bien que l‟artisan soit conscient que ses productions s‟insèrent dans des relations aux milieux marins, son affection pour les bateaux le relie à terre d‟une manière particulièrement intensive. Son travail est bien le fait d‟une culture maritime en ce qu‟il s‟organise plus spécifiquement de la terre jusqu‟au rivage, milieu originaire de tous les matériaux qui font les navires qu‟il construit.

C‟est à terre qu‟il vit, conçoit et développe
54 La Wood Saturation Epoxy Technique (W.E.S.T) est une stratégie d‟encapsulage du bois avec de la résine époxy qui empêche l‟échange d‟humidité entre le bois et le milieu. « Le bois est coupé du milieu ambiant » « Y‟a pas de variation selon le milieu, pas de variation dans la résistance mécanique » (Explication de Alain Drapeau 2011) Cette technique a été popularisée par les frères Gougeon.
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sa communauté d‟appartenance. Partant de là, l‟artisan valorise beaucoup les communications interpersonnelles. « À l’atelier on est plutôt rébarbatif aux nouvelles télécommunications. » « On cherche une communication plus honnête plus réelle. » « On s’appelle pour savoir réellement comment ça va (…). » « La frénésie autour des Ipod… des gens qui disent qu’ils communiquent entre eux autres pis qu’au fond y communiquent pas ça va finir ça. » Le lien entre les gens, mais aussi le lien que les gens développent avec les bateaux est important pour les personnes de l‟atelier.


Figure 9 : Un rendez-vous convivial pour Noël à l‟atelier Vexcel de Jean-Pierre Fournel autour d‟un bateau « runabout ». (Photo de Robert Boyer pour VEXCEL Yachting 2011)


Depuis cinq ans d‟ailleurs il organise un party de Noël de travailleurs autonomes pour socialiser. De 25 participants, ils sont passés à 45 en 2011. Dans cet esprit, le lendemain de notre rencontre, un 5 à 7 s‟organisait pour inviter des personnes à « retourner » un bateau. « Ça prend dix minutes virer… », mais cet événement est surtout une occasion de rencontre ou de célébration qui marque un passage. Le bateau sort de l‟atelier, les travaux sont achevés. Comme sur la figure 9, l‟atelier devient parfois l‟espace d‟un party d‟amis amateurs de bateaux de bois. Ce ne sont pas les seuls moments où la rencontre d‟amis prend de l‟importance dans le processus d‟élaboration et de réalisation d‟un projet de construction. Tout au long de ses chantiers, il arrive que Jean-Pierre ait
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des contacts réguliers avec les personnes qui sont ses clients. Des relations qui souvent vont au-delà de la période du chantier et de la mise à l‟eau55. Plusieurs propriétaires de bateaux sur lesquels Jean-Pierre a travaillé mettent ceux-ci en disponibilité pour lui.


Lieu(x) de travail et outillage


Après avoir travaillé 10 ans dans un atelier à Longueuil, Jean-Pierre travaille maintenant depuis vingt ans dans une grange centenaire où logeaient auparavant des vaches laitières : un bâtiment voisin de sa maison à Verchères. « Une bâtisse qui a une âme. » et qu‟il aime remplie de « souvenirs ». Pour l‟artisan : « Être dans un vieux bâtiment, on dirait que ça va avec la job ! » L‟artisan est très attaché aux « vieux murs » de la grange où il accroche toutes sortes « d‟artefacts ». Les nombreux objets qui s‟y trouvent sur les murs sont d‟ailleurs parfois l‟objet d‟échanges. « On m‟en donne pis j‟en donne. » explique-t-il. De façon assez générale, pour lui, les objets et lieux sont des voies de médiations entre les temps, les espaces, les événements et les personnes. Celui-ci entretient une relation dialogique avec l‟histoire et le monde à travers eux.
Voisins de la route 132 (boulevard Marie-Victorin) qui borde le fleuve St-Laurent, son atelier et sa maison sont à deux pas de lieux de navigation investis par des embarcations sur lesquelles il effectue des travaux. Une belle plage située tout près sur une île est fréquentée par des amateurs pour des activités de loisir et de plein air qui en font un entretien volontaire. Les bateaux de plaisance et de pêche «sportive» ou domestique qui naviguent sur cette portion du fleuve ne sont pas les seuls bateaux à fréquenter le fleuve à ce passage. Des navires commerciaux, dont d‟imposants caboteurs qui remontent aux Grands Lacs et des navires au long cours, utilisent « la voie maritime » du St-Laurent. Dans l‟atelier de l‟artisan, on sent les vibrations que provoquent les énormes navires caboteurs qui passent devant chez lui. Les faibles niveaux d’eau et le fort tonnage des navires engendrent des frictions entre les navires et le lit déjà dragué du fleuve.
55 Les mise-à-l‟eau pour lui, c‟est comme un baptême. « Le bateau est généralement baptisé par une femme, habituellement la fille du propriétaire. C‟est un genre de bénédiction. On pose des fleurs sur le pont, on partage une boisson, on remercie les gens qui ont permis ou aidé à arriver là. Par la fraternité partagée, le bateau est poussé et on se dit : « Va vivre dans tes éléments et protège tous ceux qui embarquent à bord. ». » Anecdote intéressante, certaines personnes éviteront les bateaux de couleur bleue pour ne pas provoquer le « roi des mers », Neptune, et favoriser la paix avec la mer.
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Situé en milieu rural, son lieu de travail s‟apparente tout à fait à une boutique d‟artisan. Jean-Pierre est propriétaire de son atelier et de ses outils. L‟organisation de son atelier est stable. Il se divise en deux parties : un espace pour le façonnage des pièces et un espace pour le travail sur les coques. Cette division permet de limiter la circulation de la poussière. Une section de l‟atelier n‟est pas isolée. Dans cet atelier se côtoient des outils anciens comme des varlopes, dont des modèles arrondies pour travailler les mâts, des outils manuels « modernes » électriques et certains outils fabriqués par l‟artisan ou ses collègues. À ce titre, des outils de dimension modeste comme le rapporteur d‟angles fait avec des lames de scie et le vilebrequin coupé modifié pour être fonctionnel dans des endroits très étroits. Marilou, une collègue et amie qui travaille à l‟atelier et agit surtout dans la fabrication et la restauration de mobiliers, bricole aussi des outils à son goût tels que des grattoirs et des blocs à sabler.
Ces outils façonnés par les artisans eux-mêmes sont souvent plus appréciés que les autres. « Les outils artisanaux qu’on fabrique, on a plus qu‟un attachement de performance avec. » mentionne Jean-Pierre. L‟autoproduction permet de dépasser une relation strictement axée sur le rendement. Il est normal pour l‟artisan d‟utiliser sa créativité pour relever les défis qui se présentent pendant qu‟il travaille. « On est pas capable de sortir un affaire on va se patenter une affaire pour pouvoir le défaire. » m‟a-t-il affirmé en ce sens.
Rapports au fleuve et à l’environnement.


Pour Jean-Pierre, les bateaux sont des lieux de vie. Y sont expérimentés différents styles de rapports au marin. De façon générale, une embarcation est pour lui un lieu privilégié pour être en contact avec l‟eau. Les bateaux qu‟il construit sont souvent des embarcations qui peuvent naviguer le golfe et atteindre des îles éloignées ou même faire le tour du monde. Le travail de l‟artisan se situe toutefois plus particulièrement en amont de telles fréquentations. Même si Jean-Pierre navigue peu ou pas, que ce soit dans le rapport aux écosystèmes forestiers ou marins, il est sensible aux transformations attribuables aux rapports entre les humains et la nature, voire «la matière». Cela s‟exprime clairement dans son amour pour le travail du bois ainsi que pour le bois lui-même. « C’est un peu comme un pouvoir. Un certain pouvoir par rapport à l’objet, à la transformation des matériaux. » dit Jean-Pierre.
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Ces transformations, pour Jean-Pierre, prolongent la vie des matériaux, du bois et en un sens des arbres. Jean-Pierre aime ainsi autant les arbres et les forêts de bois debout (!) que le bois qui lui sert pour ses productions. Il dit à ce sujet : « Le bois, moi je considère ça comme de l’or ! » « Y’a une quantité incroyable de bois dans ces bateaux-là ! Y faut que tu ailles du respect ! » C‟est dans cet esprit qu‟il a nommé L’Or Vert un voilier qu‟il a construit avec une grande variété d‟essence de bois (acajou, pin écossais, pin blanc, épinette de sidka, teck). Celui-ci a d‟ailleurs été sa « carte d‟affaire » pendant dix ans. Construit en 1990, ce bateau était originalement utilisé pour la pêche au homard sur la Côte – Est Américaine.
Par ailleurs, pour faire sa part contre la déforestation, à chaque année, Jean-Pierre plante un arbre.

Sa mère lui apporte fréquemment de jeunes pousses qu‟elle fait germer pour qu‟elles soient implantées sur sa terre. L‟artisan s‟est dans cet esprit engagé à permettre au promoteur du projet de restauration-transformation de la goélette Grosse-île de planter 8000 arbres sur sa terre agricole, soit l’équivalent du bois utilisé pour le projet. Sa sensibilité quant à la pertinence des milieux forestiers comprend une affection spécifique pour des spécimens d‟arbres exceptionnels qui sont susceptibles d‟êtres appropriés pour fabriquer des objets. En entrevue, il réagissait contre un gentleman farmer56 qui a coupé un arbre de 200 ans qui se trouvait dans son champ pour faire du bois de chauffage.


Nonobstant, Jean-Pierre ne va pas en forêt à la recherche du bois nécessaire à ses ouvrages. « Aller chercher des arbres, aujourd’hui ont le fait de moins en moins. » mentionne-t-il. Une situation qu‟il explique, entre autres, par la pression à la production qu‟il reçoit par les projets qu‟il accepte. « Aujourd’hui, quand les projets arrivent, t’as plus le loisir de dire j’vais attendre pour ci, j’vais attendre pour ça. » Même chez ses fournisseurs ou broker57, les produits nécessaires à ses constructions ne sont pas toujours disponibles « en stock ». La rareté du bois suscite chez lui la mise en réserve d‟un stock de bois. Il faut dire que l‟approvisionnement en bois destiné au travail de l‟artisan dépasse de loin les frontières de son environnement local. Les bois qu‟il utilise : du cèdre, du teck, de l‟acajou, du pin, du chêne blanc au besoin, viennent d‟aussi loin que de l‟Ouest canadien, du Brésil, de l‟Afrique, de la Birmanie.
56 Un « gentlemen farmer » est un propriétaire de ferme qui la fait exploiter par des employés. 57 Revendeurs.
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Ces « ressources » circulent à travers un réseau d‟échange international, mercantile et capitaliste à divers degrés et depuis un certain temps. L‟artisan observe des changements dans les natures des matériaux disponibles sur ces réseaux d‟approvisionnement.


Les pièces de bois de grande taille, en longueur et en largeur, nécessaires pour la construction artisanale de bateaux sont de plus en plus rares. « Avant on pouvait avoir des planches d’acajou 16-18 pieds de long… pas de problème y’a trente ans. Aujourd’hui, c’est 12 pieds maximum. » Partout dans le monde, il faut aller de plus en plus loin, ajoute-t-il. Les arbres hauts et les arbres gros sont de plus en plus difficiles d’accès. Ainsi, quand l‟artisan trouve ou se fait offrir des lots de bois qui lui plaisent et qui conviennent, il les prend et les garde. Les activités humaines sont responsables de la situation des forêts et des conséquences au niveau de l‟approvisionnement, selon Jean-Pierre.
Sur la portion du rivage de sa propriété, l‟artisan observe d‟autres interactions problématiques entre les humains et l‟environnement. Les vagues des bateaux à moteur engendrent sur les berges un phénomène d’érosion accélérée des berges du fleuve. « Ici à l‟avant je perds un pied de terre par année. » dit-il. Un phénomène qui s‟intensifie aussi par la diminution voire l‟absence de glace pendant l‟hiver. « Avant avec la glace il se passait rien, mais maintenant ça ne gèle plus. » ajoute Jean-Pierre. L‟environnement se modifie et la pollution atmosphérique et leurs corollaires, les changements liés aux climats, seraient donc aussi en cause. Pour Jean-Pierre, la petite navigation avec des embarcations de construction artisanale peut contribuer à apprécier mieux le fleuve. « On se rend pas compte de la chance qu‟on a d‟avoir un fleuve. » souligne-t-il.


Avenir de sa pratique et de son monde


L‟artisan s‟est souvent demandé combien de temps il pourrait vivre à travailler comme artisan. Aujourd‟hui, il est positif quant à l‟avenir de ses savoirs artisanaux en construction navale. Selon lui : « (…) les savoirs ont un avenir ». « La construction de bateau de bois traditionnel, le bateau de bois mourra jamais. Le monde a toujours un lien de curiosité de lier à ça. » Actuellement, il refuse même des projets. Il constate
85 aussi qu‟il y a beaucoup de bateaux qui traînent un peu partout, et ce, souvent pendant longtemps. « Des embarcations en bois sont oubliées (…) cela fait des projets pour le futur. »

Mais si l‟artisan comprend cela comme une opportunité, c‟est qu‟il assume une fidélité à des références et pratiques qui résistent au système de la mode. Cela explique, entre autres, l‟importance de la passion, de la persévérance et de la patience pour qui veut être ou devenir artisan. Une voie qui ne permet pas d‟obtenir des résultats d’aisance rapidement, comme le veulent bien des personnes de la jeune génération aux yeux de Jean-Pierre.
Les bateaux de bois possèdent toujours certains avantages comparatifs. Ils ont fait leurs preuves dans la longue durée, mais il est vrai que les bateaux « classiques » en bois massif demandent de l‟entretien. Ils sont aussi souvent fragiles. Cependant, ils ne brisent pas d‟un seul coup comme les bateaux de fibre de verre, une composante qui est, somme toute, utilisée depuis peu de temps en construction comparativement au bois.58 Les attributs des constructions en bois exigent une approche particulière. L‟artisan pense toutefois qu‟il faudrait que la société arrête de vivre à un rythme effréné et s‟adapte pour que les savoirs artisanaux continuent de vivre ou même renaissent. Les bateaux de bois ne sont pas des objets de consommation ou des instruments de production comme on les conçoit couramment. Ils demandent soins, entretiens et respect. De plus, si on veut que les embarcations de bois continuent d‟être présentes dans le paysage culturel des pratiques récréatives, «économiques» et sportives, il importe selon lui de sortir de la peur et de l‟insécurité qui justifie des politiques frileuses et des tutelles contrôlantes qui empêchent les prises de responsabilités individuelles.


Selon Jean-Pierre : « Aujourd’hui, on met en responsabilité tout le monde à l’entour de nous-autres, tout le monde sauf nous-autres mêmes ». « Le monde veulent plus assurer leurs risques à eux autres-mêmes. » Une réalité intensifiée par le système des assurances, fort coûteux, qui freine, par ses coûts exorbitants, des projets simples comme la mise en disponibilité (libre-service) d‟embarcations au public par certaines organisations. Il serait en ce sens une bonne chose de nous émanciper des structures et
58 Les bateaux classiques se détériorent par morceaux. L‟application de soins et réparations lorsque nécessaire leur permet de vivre longtemps.
86 dispositions contrôlantes qui contribuent à entretenir une distance et une insécurité avec les pratiques culturelles maritimes impliquant des savoirs artisanaux. Cela n‟empêche pas Jean-Pierre d‟avoir des projets.

Actuellement, il aimerait construire un remorqueur à bouchains. Une forme qu‟il n‟a jamais faite, soit un bateau du Maine en chêne, cèdre blanc et jaune et en acajou, avec un mât de sidka, un recouvrement de contreplaqué